
Filles
et fils bien aimés de Dieu,
Le
texte de l’Evangile que nous venons d’écouter, fait sans doute partie des
narrations les plus vivantes de l’Evangile de Marc. Quand on lit ou écoute des
récits comme celui de la guérison de Bartimée, on est habituellement scotché
par la trame et non le décor, fait généralement de détails qui nous échappent
ou qui ne nous intéressent pas. C’est pourtant de détails que je voudrais parler
ce matin.
L’évangéliste écrit : « Un mendiant
aveugle, Bartimée, était assis au bord de la route. Apprenant que Jésus
passait, il se mit à crier. Beaucoup de gens l’interpellaient vivement pour le
faire taire ». « Beaucoup de
gens l’interpellaient vivement pour le faire taire ». C’est un détail
du texte. Il est d’ailleurs à l’imparfait, temps du décor dans les récits. Les
gens qui interpellaient Bartimée, nous dit saint Marc, le faisaient vivement. L’adverbe
qui renforce ici l’action d’interpeller, signifie « avec vivacité et
ardeur », c’est-à-dire fortement, intensément. Nous avons là des adverbes
qui s’appliquent à des actes de personnes sûres et convaincues d’elles-mêmes et
donc difficilement influençables.
Quelques
versets plus loin que ceux cités plus
hauts, nous lisons : On appelle l’aveugle et on lui dit :
« confiance, lève toi, il t’appelle ». Qui est ce « on »
qui rassure l’aveugle ? Vraisemblablement, ce sont les gens qui étaient
avec Jésus, les mêmes qui, quelques minutes et peut-être même quelques secondes
auparavant, interpellaient vivement Bartimée. Nous disions que celui qui agit
vivement, c’est-à-dire fortement et intensément, est normalement difficilement
influençable : il ne change pas d’avis au bout de quelques petites minutes
ou secondes. C’est pourtant ce que nous rapporte Marc : ceux qui
décourageaient vivement l’aveugle, devinrent, subitement, ceux qui l’encouragèrent
vivement. Le changement d’attitude ou plutôt le revirement des hommes dont il
est question dans l’Evangile, a été brusque et radical comme s’ils avaient
été timides sur leur première action.
L’épisode
n’est pas sans rappeler la passion de Jésus, mise en parallèle avec son entrée
triomphale à Jérusalem. La foule qui, aux portes de la ville, scandait Hosanna au
Fils de David, sera la même qui, une fois à l’intérieur, criera : à mort,
à mort, crucifie-le !
L’homme
est-il toujours aussi instable ? Toujours ? Peut-être pas. Généralement ?
A coup sûr !
Ceux qui ont une fois fait l’expérience de la
trahison, percevront sans doute plus aisément ce qui est affirmé là. Quand nous
parlons de trahison, nous entendons la vraie, celle venant d’une personne inimaginable
dans la peau de traite, un peu comme celui qui a fait dire au psalmiste : « Si l’insulte me venait d’un ennemi, je
pourrais l’endurer ; si mon rival s’élevait contre moi, je pourrais me
dérober. Mais toi, un homme de mon rang, mon familier, mon intime ! »
( Ps 54, 13-14)
L’homme
est-il toujours aussi instable ? Toujours ? Peut-être pas.
Souvent ? A coup sur !
L’homme
dont il est ici question, ce n’est pas d’abord l’autre, c’est l’homme que je
suis, moi, l’homme que tu es, toi, fils ou fille bien aimé de Dieu. Nous sommes
tous limités, inconstants et instables car il nous est si facile de passer
brusquement de la certitude au doute, de la force à la faiblesse.
Vous
est-il déjà arrivé de vous démêler pour régler une situation et de vous
satisfaire même de l’avoir réglée avant de vous rendre brusquement compte qu’en
réalité, vous avez compliqué les choses et tout foutu en l’air ?
Vous
est-il déjà arrivé de vous dire : « qu’ai-je fait ? J’ai tout gâté »
et de vous rendre brusquement compte qu’en
réalité, vous aviez tout arrangé ?
Parfois,
on se résout à construire et sans le savoir, on détruit.
Parallèlement,
on se résout à détruire et sans le savoir, on construit.
Il
arrive à bien des gens de chercher leurs lunettes partout alors qu’ils les ont
au visage.
C’est
cela l’homme que nous sommes. Ne devrions-nous pas en apprendre à tempérer les
ardeurs de nos certitudes ? Jésus nous décrit bien quand sur la croix il
dit à son Père : « ils ne savent pas ce qu’ils font ».
Oui,
nous ne savons que peu de choses : notre capacité à connaître est limitée
tout comme nos connaissances. Si le fait est un appel à l’humilité, il n’en
demeure pas moins une preuve de l’inanité de nombreuses de nos
auto-culpabilisations. Nous nous flagellons parfois pour des « je n’aurais
jamais dû » ou des « si je savais », qui n’ont pas de raison d’être.
Il est certes un dicton qui affirme que le « si je savais, est le
dernier mot de l’imbécile » mais l’imbécile, c’est celui qui ignore ce
qu’il est censé connaître, ce qui, par ailleurs, est d’une évidence notoire.
Toi,
comment aurais-tu pu savoir ce qu’en toute objectivité, tu es incapable de
savoir ? Tu ne peux pas tout savoir parce que tu n’es pas Dieu. Cesse de
te culpabiliser. Apprend à tirer les leçons de tes erreurs et va de l’avant.
Apprend surtout que « par ses propres moyens, l’homme ne peut rester
debout : son corps est trop lourd, sa sensibilité trop entreprenante. Il a
besoin d’une force qui l’attire par en haut, le soutienne et le transfigure par
l’intérieur »[1].
N’est-ce pas ce qu’a compris Bartimée ? Quand il a trouvé Celui qui
soutient l’homme et le transfigure de l’intérieur, il l’a poursuivi de ses cris
et rien ne l’a arrêté : les intimidations de la foule n’ont pas réussi à
briser son ardeur. L’aveugle de Jéricho nous apprend par là que si nous avons à
tempérer les ardeurs de nos certitudes, nous avons pareillement à tempérer les
ardeurs des certitudes de ceux qui nous entourent.
Les
psychologues affirment qu’une critique représente toujours une agression pour
qui la reçoit, quelque soit sa force d’âme. C’est dire combien le regard des
autres, leurs paroles ou même de simples insinuations peuvent nous
déstabiliser. Il suffit cependant de prendre conscience que l’autre, c’est
l’homme instable et inconstant, ignorant et faible comme moi, pour ne pas
absolutiser ce qui vient de lui. Attention ! Ne pas absolutiser ne veut
pas dire ne pas tenir compte de… mais garder la tête sur les épaules.
C’est
seulement à ce prix que nous aurons la tête froide pour tirer de nos proches le
meilleur que Dieu y a placé pour nous, profiter pleinement de la chance qu’ils
représentent. Bartimée ne s’est pas laissé ébranler par ceux qui le
pourfendaient parce qu’il a su tempérer les ardeurs de leurs certitudes,
ce qui lui a permis de garder la tête froide pour entendre et suivre leur
injonction à la suite du Maître. Il a alors jeté son manteau, nous dit l’Evangile,
pour bondir vers son destin.
Le
manteau ! Voilà un autre détail combien significatif de la péricope que
nous sommes à méditer. Le manteau, vous le savez, est un vêtement que l’on
porte sur les autres vêtements pour se protéger du froid. Comme tel, il est
symbole de protection, de sécurité. On peut donc, ici, le rapprocher de toutes
nos sécurités humaines. Que ne faisons-nous pour être à l’abri ? Nous
accumulons les possessions, nous accumulons les bienfaiteurs, nous accumulons
les parrains, les marraines et toutes sortes de relations qui nous donnent les
bras longs etc. Nous accumulons parce que nous voulons être heureux et ce sont,
paradoxalement ces accumulations qui, bien souvent, nous empêchent d’accéder au
vrai bonheur, preuve évidente que nous ne savons pas ou que nous savons très
peu.
Ce
que nous affirmons là, n’est pas à percevoir comme une invitation à vivre en
illuminé solitaire, isolé du monde, des hommes et des réalités qui leur sont
connexes. Nous avons inévitablement besoin les uns des autres mais de là à
fonder notre vie sur nos semblables, il y a un grand fossé.
Si
seulement, nous en prenions conscience et en vivions, nous serions un peu comme
cet aveugle de Jéricho qui a choisi de laisser tomber son manteau, une sécurité
humaine, afin d’accéder à la vraie sécurité, celle divine.
Souvenons-nous ici du jeune homme riche dont l’Evangile
dit : « qu’il avait de grands biens ». Il avait beaucoup
accumulé pour être heureux mais il s’est, à un moment donné, rendu compte qu’il
ne l’était pas. Il a alors eu la bonne idée de crier vers Jésus comme Bartimée mais
il n’a pas voulu jeter son manteau : il est allé à Jésus pour rechercher
le bonheur mais il s’en est retourné plus malheureux parce qu’il n’a pas
osé le pas de l’aveugle de Jéricho qui a couru vers l’inconnu. Un aveugle qui
se met à courir, sait-il en effet où il court ? Sait-il ce qui peut se trouver
sur son chemin comme obstacle ? Bartimée a couru, mû par la foi en Jésus,
sûr qu’avec lui tout est possible, qu’avec lui, il ne risque rien.
Il
avait sans doute lu cette sagesse du livre des psaumes :
Heureux
qui s’appuie sur le Dieu de Jacob
Qui
met son espoir dans le Seigneur son Dieu
Lui
qui a fait le ciel et la terre
Et
la mer et tout ce qu’ils renferment
Il
garde à jamais sa fidélité (il ne trahit jamais)
Il
fait justice aux opprimés
Aux
affamés il donne le pain
Le
Seigneur délie les enchainés
Le
Seigneur ouvre les yeux des aveugles (comme il l’a fait pour Bartimée)
Le
Seigneur redresse les accablés
Il
soutient la veuve et l’orphelin
Il
égare les pas du méchant (pour que jamais le mal n’ait le dernier mot).
Père Samson AMOUSSOU